Pépins en mer d'Iroise

Jimmy Lawlor
Jimmy Lawlor

 

Les évènement relatés ci-dessous se sont produits il y a tout juste un demi-siècle. Au cœur de ces fameuses sixties, dont Jane Birkin, dix ans plus tard, chantera les « ex-fans ». Les Molénaises et Molénais qui les ont vécues se font de plus en plus rares. Mais à l’époque, ces épisodes firent grand bruit dans le modeste landerneau de la mer d’Iroise.

On ne parlait pas encore de réchauffement climatique. Les météorologistes attribuaient l’exceptionnelle douceur de la seconde semaine du mois de Mai 1967 aux caprices de l’anticyclone des Açores. Les œillets marins prospéraient à ce point que, vue du ciel, Molène apparaissait comme une tache rose sur le turquoise des flots.

 

Le seul à déplorer ce temps de demoiselle était un ancien capitaine au long cours qui, dans ces eaux considérées comme parmi les plus périlleuses du monde occidental, s'entêtait à pêcher à la voile. En attendant qu’Eole veuille bien sortir de son inhabituelle torpeur, cet écologiste avant l'heure se désennuyait en traquant la crevette.

 

Les premiers parapluies se posèrent le 9 mai, à l’étale de la pleine mer,  sur les eaux calmes du port. Il était seize heures trente. Seuls les vieux marins, ces « épaves des belles années » que chantait Tristan Corbière — et qui passent le plus clair du temps à glander sur les quais — purent profiter du spectacle de ces étranges nacelles. Une demi-heure après leur amerrissage, le courant de jusant s’établit et les emporta. Elles furent très vite hors de vue.

 

Une seconde escadrille se posa dans la soirée. Les anciens avaient regagné leurs pénates et laissé place aux jeunes. En ces temps bénis, la télé n’avait pas encore envahi les foyers et même les augures les plus fous n’auraient pu imaginer l’apparition des jeux-vidéo en ligne et des résoçosiots. Le terre-plein du port hébergeait donc une jeunesse insouciante, qui mettait à profit les crépuscules interminables de ce joli mois de Mai, pour écouter les yéyés au transistor et chahuter ou mugueter comme on sait le faire à cet âge.

 

Tout le monde avait pris le témoignage des anciens comme un phénomène collectif de démence sénile. En se dispersant mollement sur le port et sur l’îlot de Ledenez, qui protége le plan d’eau des vents d’Est, cet essaim de parapluies multicolores donna tort aux incrédules.

 

Le havre de Molène asséchant à la basse mer, nombre de riflards se posèrent dans la vase. Souffraient-ils d’allergie à cette forme de sédiment ? Craignaient-ils de se salir ? Toujours est-il que l’un après l’autre ils décollèrent pour se poser un peu plus loin, soit sur les flots, soit sur la terre ferme. A la pointe de Bretagne, l’envol de parapluie n’est pas exceptionnel. Mais il ne survient que par grand vent. En l’absence du moindre zéphyr, le phénomène était suffisamment intrigant pour faire phosphorer la jeunesse insulaire.

 

Elle n’était pas au bout de ses surprises, la jeunesse. Bientôt quelques riflards qui s’étaient posés hors vase, se mélèrent d’imiter leurs camarades. Avertis par le téléphone arabe, les îliens qui  commençaient à affluer purent assister jusqu’à la tombée du jour à un ballet aérien digne de ce que seraient, des décennies plus tard, les concentrations de parapentes.

 

 

Le phénomène est bien connu : les marins sont en mer dès l’aurore. Les pêcheurs de Molène n’échappaient pas à la règle. Ils furent donc les premiers à constater que le port était redevenu vierge de parapluie. Les riflards de la veille avaient mis à profit l’obscurité pour s’éclipser. Les valeureux travailleurs de la mer ayant autre chose à foutre, ils n’attachèrent à ce non-évènement qu’une attention aussi goguenarde que fugitive.

 

Ce ne fut pas le cas des Molènais lambda qui consacrèrent la matinée à gloser sur le sujet. Deux hypothèses se détachaient du lot : 

1) Les insulaires auraient été victimes d’une hallucination collective. 

2) Les parapluies seraient en réalité des extra-terrestres d'une espèce non encore répertoriée par les auteurs de science-fiction. Il était cependant difficile d’imaginer les pépins se mouvoir dans le vide intersidéral aussi communément qu'un vol d’étourneaux. Pour les traversées au long cours ils devaient probablement disposer d’un astronef communautaire. Icelui stationnait sans doute dans la stratosphère, comme un car de touristes attend, sur un parking, que se terminent la visite d’un musée ou les libations dans un lieu de plaisir. Sans doute avait-il profité de la nuit pour mettre le cap sur une autre destination. Après avoir découvert  l’Iroise, les parapluies iraient-ils visiter Ushuaïa, Vladivostok ou Tombouctou ?

 

Vers dix-sept heures, peu avant la pleine mer, on sut qu’il n’en était rien. Comme la veille une nuée de riflards multicolores se posa délicatement sur les eaux du port. Les marins de l’Aventurier qui rentraient au même instant de leur journée de pêche se crurent transportés dans une quatrième dimension. Un gigantesque parapluie s’étant rapproché du caseyeur, le novice, Frédéric Masson, crut malin d’y descendre :

 

« Putain ! Où on va ? » 

 

Tout en vociférant, l’intrépide se cramponnait au manche de son parapluie. Mais très vite sa trouille fit place au plaisir de la découverte. En effet, après avoir décrit deux trois tours de l’île à basse altitude, l’aéronef survola l’une après l’autre les îlots de l’archipel.

 

Un quart d’heure plus tard il se posait délicatement sur le terre-plein où l’attendait une foule aussi inquiète qu’abasourdie.

 

« C’est super ! commenta sobrement le héros du jour. »

 

Le parapluie semblait attendre un nouveau passager. Mais, nonobstant l'héroïsme légendaire du peuple de l'Iroise, nul ne se pressait au portillon.

 

« On y va Simone ? 

— Oh, toi, Zine je te voyais venir !

— Qu’est-ce qu’on risque à notre âge ?

— De passer par dessus bord.

— Pas plus que dans un canot.

— Tu es vraiment une tête brûlée ! »

 

Ce n'était pas tout à fait faux. Dix-huit ans plus tôt Ambroisine Le Bousse avait embarqué sur le canot de sauvetage et fait route sur Exeter, de l’autre côté de la Manche, en compagnie des valeureux Molénais qui, comme elle, avaient entendu l’appel du Général De Gaulle. « Zine » en était revenue avec une légère claudication et quelques médailles soigneusement rangées dans ses tiroirs. Une ballade en parapluie n’était donc pas de nature à l’épeurer. Éperdue d'admiration, Simone aurait suivi celle qui lui faisait l'honneur d'être son amie jusqu'au plus profond des enfers.

 

Ces dames s’assirent donc, sans autre forme de procés, dans le riflard, qui décolla sur le champ sous les applaudissements des insulaires. Après trois tours d’honneur devant un public enthousiaste, l’aéronef se dirigea vers le redoutable courant du Fromveur afin d'en apprécier de  près les turbulences.

 

 

Dix minutes plus tard tous les parapluies prirent simultanément leur envol. Les badauds s’attendaient à ce qu’ils les gratifiassent, comme la veille, d'un spectaculaire ballet aérien. Il n'en fut rien. Inexplicablement, ils prirent de l’altitude jusqu’à disparaître dans l’azur. 

 

« Ils doivent rejoindre leur vaisseau spatial, suggéra Marcel Cuillandre qui était incollable sur le sujet.

— Et Zine ? Et Simone ? 

— A tous les coups ces sagouins vont les emporter sur leur Planète.

— Les pauvres… »

 

Le retour inopiné des intrépides quinquagénaires mit un terme à l’angoisse populaire. Leur parapluie se posa comme une fleur sur un tapis de petit goémon qui blanchissait sur le terre-plein en attendant d’être livré à l’usine d’alginates de l’Aber-Wrach. Ses passagères descendues, le pépin rejoignit la stratosphère à la vitesse grand V.

 

Saines et sauves, les riflardonautes durent honorer de nombreux goûters pour que nul n’ignore le moindre détail de leur aventure. Puis la vie reprit son cours. 

 

Un demi-siècle plus tard, nombreux sont les insulaires qui estiment que leurs aînés ont tout simplement été victimes d’une hallucination collective.