Baie des trépassés

 

 – Razkayou, j'ai une super nouvelle. Demain nous allons naviguer avec Jo. Il vient tout juste de téléphoner. 

 

Sur Internet, où il semble passer plus de temps que dans mon cockpit, Félix avait fait la connaissance de Jo. Selon les dires des autres pagayeurs, c’était une sacrée pointure. Le type qui rentre dans son kayak à l’envers pour eskimoter, de préférence dans le ressac, à la tombée de la nuit. La bête quoi ! 

 

– Et tu ne devineras jamais dans quel coin nous avons rendez-vous. A la Baie des Trépassés ! Tout près de la pointe du Raz. Rien que ça ! Ce devrait être assez trapu, mais avec Jo on est en totale sécurité. Sais-tu qu’il a fait de la compète en eau vive ? Je sens qu’on va se régaler. Avec un type de ce niveau, j’apprendrais certainement plein de trucs. Tu te rends compte mon vieux Razkayou. La Baie des Trépassés ! C’est vraiment la classe. 

 

La Baie des Trépassés, cette anse au nom si romantique, se niche au bout du monde, entre la pointe du Raz et la pointe du Van. C’est la destination rêvée pour passer la Toussaint, quand le suroît hurle à la mort et que l’écume monte à l’assaut des falaises.

 

Je commençais à craindre le pire... Mais en cette fin de printemps, l’eau calme et turquoise de la baie n’était égratignée que par quelques risées passagères. Ce n'était pas pour déplaire à mon kayakiste qui préférait tout de même que notre première ballade dans ce lieu mythique se fît dans de bonnes conditions.

 

La mer commençait tout juste à descendre. Une bagnole s’arrêta sur le parking désert, un kayak super bien gaulé sur la galerie. 

 

– C’est Jo ! Pile poil à l’heure. 

 

Le type salua Félix et fit un peu la moue.

 

– Dis donc, c’est la pétole ! Ce n’est pas grave, on va quand même s’offrir une petite balade de santé. On va contourner la pointe du Van et longer la falaise pendant une petite heure, après on décidera. Tu vas voir, c’est magnifique. 

 

Longer les falaises ? Ça me bottait. Avec Félix on le fait parfois, quand la mer est d'huile. Qu’il y a tout juste un restant de houle pour se laisser porter entre d’énormes blocs couverts de coquillages. Mais jusqu’à présent, nous n'avions longé que des falaises anodines. Pas bien hautes, fleuries, avec des arbres et des champs. Juste ce qu’il faut pour faire joli dans le paysage. Ici ça changeait. C’était du lourd, de l’inquiétant, du sauvage. Avec plein d’oiseaux pas contents. Un vrai décor pour film d’épouvante.

 

Profitant de la houle pour jouer à saute caillou, Jo se faufilait entre les pans de roche.

 

– Finalement, c'est mieux que je ne craignais. La mer n'est pas trop calme. Fais comme moi Félix. Il faut passer juste en haut de la vague et faire gaffe à ne pas rester planté quand elle se retire. 

– Pigé ! As-tu vu Razkayou, comment on se faufile ! 

 

Des fois, Patron, vous me fichez un peu la trouille. Heureusement que vous avez un super kayak !

 

Le courant s’établissait lentement mais sûrement. Nous l'avions en plein dans le nez. En fin connaisseur, Jo serra la côte pour en atténuer les effets. Aux pointes cependant, nos pagayeurs devaient un peu forcer la cadence. Félix était le plus heureux des hommes. Pas Jo : 

 

– Tu ne trouves pas que c'est un peu monotone ?

– Tu déconnes ? C’est sublime. Je n’ai jamais navigué dans un paysage aussi grandiose !
– Peut-être, mais il y a beaucoup mieux. Si on allait voir d’un peu plus près la Pointe du Raz ?
– C’est comme tu veux. C’est toi l'expert.

 

On rebroussa chemin. Jo s’écarta un peu de la falaise pour profiter du jusant désormais favorable. Effectivement, dans ce sens la vue était époustouflante. La pointe du Raz, les roches du Trouziard, le phare de la Vieille. On était emporté dans une veine de courant qui s’écoulait entre des berges liquides. Icelles étaient bleu marine, avec un léger clapotis. Mais la veine était est lisse, un peu glauque, comme en estuaire. Il suffisait de s’écarter de quelques mètres pour en sortir. Ce n'était pas l'intention de Jo. 

 

– Qu’est-ce qu’il y a comme jus ! Et on n’est qu’en début de descendante !
– Il y a bien deux nœuds mais ça va doubler d’ici une heure. 

– Quatre nœuds ? Mais on ne peut pas remonter un tel courant, on doit faire du sur place.
– Ce n’est rien. À mi-marée de vives eaux c’est huit nœuds facile ! 

– Dis donc, on ne fait pas route sur la pointe mais directement sur le phare de la Vieille. C’est exprès ou quoi ? On ne devrait pas serrer un peu plus à gauche ?
– Fais-moi confiance. Et admire, tu ne verras pas ça tous les jours. 

 

La falaise défilait de plus en plus vite. Mon bipède, d’abord enthousiaste, commençait à baliser. 

 

– Jo ! On est emporté par le courant. On va finir par se retrouver dans le raz de Sein. Je l’ai souvent vu du haut de la pointe. Très peu pour moi. 

 

Mais l'inflexible Jo restait sourd à ses appels. Rapidement nous vîmes la Pointe du Raz par le travers, gigantesque, et devant nous d’énormes rochers. Jo se glissa derrière l’un d'eux, dans une étroite, très étroite, zone de contre-courant. Félix le suivit et se rangea à son babord. Il était furax. Je ne l'avais jamais vu comme çà.

 

– Tu es fou ! Comment va-t-on faire pour revenir bout au courant ?
– Pour l’instant il n’en est pas question, regarde plutôt ce bouillon, on se croirait dans un torrent de montagne ! 

 

En effet, entre nous et la pointe, le courant s’accélèrait et se prolongeait sur plusieurs centaines de mètres sous forme de brisants. Une escadrille de goélands guettait les poissons assez cinglés pour ce risquer dans la zone. 

 

– Félix, je te présente le Toul Bihan. Le  top du top des terrains de jeu !
– Qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Un peu de surf. On ne peut pas laisser passer une occasion pareille ! 

– Tu déconnes ou quoi ?
– Je ne déconne pas. Tu vas voir, c’est super. 

– Mais je vais chavirer tout de suite !
– Tu sais eskimoter oui ou non ?
– Oui, mais en eau calme et c’est tout récent. 

– J'y vais ! 

 

Et il s'élança dans le torrent. Félix, terrorisé, s’attendait à voir son camarade englouti. Mais non, il caracolait de vague en vague. Un coup je te vois, un coup je ne te vois pas. Il fut très vite en aval. On ne voyait à travers les embruns que l’éclat de ses pagaies. 

 

– On n’aurait jamais du venir. C’est un fou furieux ! 

 

Que faire? Le suivre, pour chavirer inéluctablement ? Attendre à l'abri du rocher ? Revenir bout au courant ? Tenter la traversée et rejoindre la pointe, il est vrai toute proche ? Nous étions pilepoil face au seuil où la veine se transformait en torrent. En amont, le courant était certes très fort, mais la mer

encore à peu près lisse.

 

– Je vais prendre un repère à terre et essayer de tenir un bac à 45°. On y va Razkayou ! Et surtout pas de connerie ! 

 

Ça ne tient qu’à vous patron! 

 

Survolté, mon bipède se mit à pagayer avec une énergie dont je ne l'aurais jamais cru capable. On avait tendance à dériver. Il fit un bac plus pointu. Mètre après mètre, en crabe, on se rapprochait du rivage. Une fausse manip, un instant de faiblesse et on partait dans le bouillon. Mais shooté à l’adrénaline, mon pagayeur ne quittait pas son objectif des yeux. Rageur, ponctuant son effort d’effroyables jurons. Et bientôt la côte fut à portée de pagaie. 

 

– On y est presque ! 

 

Nous touchâmes enfin au pied de la falaise. Il y avait certes toujours du jus, mais bien plus maniable. Un petit peu de rase-caillou dans un semblant de contre-courant permit à Félix de souffler un peu. 

 

– Ouf ! On est presque tiré d’affaire. Ici le courant est beaucoup moins fort. Tant pis pour Jo. On rejoint la baie en longeant la côte et on y attend ce cinglé. 

 

Quelques centaines de mètres au plus près de la pointe et nous glissions enfin paisiblement dans les eaux calmes et enchanteresses de la Baie des Trépassés. Mon bipède entonna un chant de marin. Il y était question d’aller à Valparaiso. Les oiseaux effrayés s’enfuirent à notre passage.

 

Sitôt à terre, mon kayakiste se changea, remisa son matériel et attendit en lézardant sur le sable. Légèrement inquiet. 

 

– J’espère qu’il n’est rien arrivé à ce trompe-la-mort. 

 

Une demi-heure plus tard on vit enfin apparaître l’éclat d’une pagaie. Jo, la récréation terminée, retournait chez les simples mortels.

 

– Il va m’entendre ! 

 

Déterminé, Félix se lèva pour dire son fait au cascadeur. Mais Jo prit d’emblée la parole. 

 

– Qu’est-ce qui t’a pris de rentrer ? Tu t’es dégonflé ? Tu sais, tu viens de rater quelque chose. J’espère pour toi que ce n’est que partie remise.
– Tu ne manques pas d’air ! 

– Il faut qu’on revienne, mais cette fois à marée montante et avec des coefficients plus forts. Dès que l’occasion se présente, je te téléphone !
– Ecoute Jo ... 

– Je sais. Tu ne veux pas que les copains sachent que tu t’es dégonflé ? Compte sur moi, je serai muet comme une tombe.