La mer d’Iroise passait du noir à l’émeraude. Moutons et flaques de lumière se succédaient sous un somptueux ciel de traîne.  En attendant que cessât le grain qui venait de s’abattre sur l’Ile Molène, je sirotais un demi-panaché.

 

« C’est beau, n’est-ce pas ? me prit à témoin mon voisin de comptoir, dont la dégaine trahissait les convictions écolo-celtiques.

– En effet, c’est à couper le souffle.

– Je suis prêt à parier que vous aimez la poésie.

– Ça se voit tellement ? répliquai-je, un peu décontenancé.

– Ça se sent, répliqua mon interlocuteur. Si je puis me permettre, j’ai composé ce petit poème, et j’aimerais bien recueillir un commentaire éclairé. » 

 

Dans quel pétrin allais-je me fourrer ? 

 

Avant de saisir la feuille en touriste courtois, désireux d’être en bons termes avec les autochtones, je trempai les lèvres dans mon demi panaché. Je m’attendais à un de ces « fragments » hermétiques à la syntaxe inventive, comme il est de bon ton d’en commettre de nos jours, aussi ne puis-je retenir un mouvement de surprise. 

 

« Dites-moi, c’est un sonnet ?

– Vous n'aimez pas ?

– Je n'ai aucun a priori. »

 

Sous l'oeil inquiet du bonhomme je lus le poème en sourdine.

 

« Sur une île bretonne au rivage enchanteur,

Cyprien, loup de mer un tantinet poète,

recueillit un beau jour, en pêchant la crevette,

un bébé cormoran promis au prédateur.

 

Chez « Mimi la Palourde », où tout un peuple écluse,

chacun le reconnaît, ce type est un cador.

Il avait appelé son bateau ''Syracuse'',

de même il appela son oiseau ''Salvador''.

 

Devenu moussaillon, le jeune palmipède

s’affirma plus futé qu’un certain Archimède :

dès lors qu’il s’immergeait, il sortait du poisson.

 

Mais gardant pour lui seul l’anguille ou la dorade,

cet ingrat se montra bien vilain camarade.

Son bienfaiteur, meurtri, plongea dans la boisson. »

 

Ne sachant trop comment réagir devant ces vers ornithonautiques, j’opinais ostensiblement du chef.  On ne prend jamais assez de pincettes avec les poètes amateurs. Surtout lorsqu’ils sont taillés dans le granit.

 

« Alors ? s’enquit le rimailleur anxieux.

– C’est ex-cel-lent, me décidai-je, en détachant les syllabes. L’histoire est vraie ?

– Oui, en partie.

– J’imagine que Salvador, c’est à cause du chanteur.

– En effet.

– Et Syracuse, à cause de la chanson.

– Tout juste. »

 

J'entonnais illico :

 

« Voir le pays du matin calme

Aller pêcher au cormoran

Et m’enivrer de vin de palme

En écoutant chanter le vent. »

 

« Vous avez une belle voix.

– On le dit. »

 

Une lampée plus tard, j’étoffai mon analyse.

 

« Sympa comme prénom, Cyprien.

– C’est celui du doyen de l’île. Il aura 101 ans aux cerises.

– Ah, quand même. Comme quoi poésie et pêche au cormoran conservent son bonhomme.

– En fait, c’est moi qui ai recueilli le jeune volatile dans l’intention de le dresser pour la pêche, mais je n’aime pas trop poétiser à la première personne.

– Et si j’ai bien suivi, l’oiseau n’a pas marché dans la combine.

– Pourtant j’y ai cru. Il s’était attaché à moi et quand je partais en pêche avec mon canot, il jouait les figures de proue et se prenait pour le roi du monde.

– Comme dans le film Titanic. 

– Tout juste. »

 

Un ange passa cependant que nous visualisions la scène, chacun dans sa caboche.

 

« On ne dira jamais assez l’ingratitude des palmipèdes.

– Il a dû s’enticher d’une jolie cormorane.

– Et vous vous êtes mis à picoler.

– Tout de même pas, rigola-t-il avant de finir sa Guinness.

– En ce cas, pourquoi ce dernier vers ? (si j’ose ce calembour)

– Il fallait une rime pour poisson. Celle-ci m’est venue immédiatement à l’esprit.

– En ce cas. Il est vain de contrarier la Muse. »

 

Le grain s’était interrompu. A l’aplomb du phare des Trois-Pierres, un superbe arc-en-ciel se dessinait sur fond de cumulus anthracite.

 

« Je vais profiter de l’embellie pour reprendre ma balade autour de l’Ile. Très sympa, votre poème.

– Je suis content qu’il vous ait plu. Vous pouvez garder la feuille, j’ai un double.

– Merci. Ça me fera un souvenir de Molène. Une chose est sûre, je ne verrai plus les cormorans de la même façon. »

 

L’humeur au beau fixe, je sortis en sifflotant l’air de Syracuse.

Je ne pus m’en défaire pendant trois jours.