Eskimotage exquis

 

Félix a parfois des comportements inexplicables. C’est, me direz-vous, assez fréquent chez les bipèdes. Mais ce que font les autres, je m’en fiche éperdument. En revanche je suis directement concerné par les initiatives de mon kayakiste. 

Je vous prends à témoin. Nous glissions, en ce bel après-midi du mois d’aout, sur une mer lisse comme le ventre d'un cabillaud. De temps en temps mon pagayeur se mettait en appui, à droite à gauche, histoire de travailler sa technique. Cette paisible errance nous conduisit dans une adorable petite crique. Nous sommes souvent passés à quelques encablures, mais sans jamais y entrer. À tort, la lande y arrive au ras des galets. Il n’y a personne, ni sur la plage, ni sur les rochers. Seule une alouette turlute quelque part dans le grand ciel bleu. L’eau est si cristalline qu’on peut voir les crabes verts crapahuter entre les algues et les cailloux. 

 

Mon ombre, qui nous accompagnait sur le sable du fond, s’immobilisa à quelques mètres du rivage. Félix plongea la main dans l’eau comme pour en évaluer la température. La main, puis l’avant-bras. Il eut même un petit geste pour se mouiller la nuque. 

Après léger un temps d’hésitation, sans prévenir, il se pencha carrément du côté droit. Nous nous retrouvâmes coque par-dessus tête. Moi, la quille au soleil, lui la tête en bas, reluquant sans doute les crabes verts. En position inversée, il ne resta cependant pas inactif. Au contraire. Il s’agita comme un beau diable, donna de grands coups de pagaie pour finalement arracher sa jupette et venir barboter à mes côtés. 

Le plus surprenant, c’est qu’il avait manifestement fait exprès de chavirer ! D’ailleurs, c’est en toute sérénité qu’il me traîna jusqu’à la plage, me vida, s’installa dans mon cockpit, refixa sa jupette, et en trois coups de pagaie nous ramèna survoler les crabes verts. Très provisoirement. Deux minutes plus tard, ma quille, à nouveau, se retrouva au soleil ! 

Naïvement, je me dis, dans ma petite caboche de kayak de mer, que ce bon Félix cherchait à bénéficier d’une vue plongeante sur les crustacés. Je ne voyais pas d’autre explication à ce comportement irrationnel. 

  

Mais je n'étais pas au bout de mes surprises. Pendant plus d’une heure il s’adonna à son étonnante gymnastique. Soit par ordre chronologique : chavirage intentionnel, grands coups de pagaie, grands coups de reins, abandon de poste et retour à la plage avant de tout reprendre à zéro. 

Je suis, certes, un kayak particulièrement compréhensif, mais là, il me semblait qu’on me devait des explications ! 

– Razkayou, j’ai décidé d’apprendre à eskimoter.

Mais bien sûr. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? 

Je précise pour les non-pagayants. "Eskimoter" est un exercice très prisé dans le petit monde des kayakistes. Cela consiste à chavirer (fastoche), puis à se redresser avec classe (moins fastoche). Pour l’instant c’était hors de portée de ce bon Félix. 

 

– Ça suffit pour aujourd’hui, mais s’il fait beau demain, on recommence, conclua-t-il l'oeil farouche et le menton volontaire.