L'eskimo fantôme

 

Au cœur de l’archipel, le crépuscule était sublime. Félix, dont chacun reconnait le sens de la formule, trouva les mots qu'il fallait. 

 

— C'est quand même vachement beau. J'aimerais bien avoir du talent pour peindre des coins comme ça.

— Sacré Félix, tu ne serais pas le premier. Savez-vous qu’il y a des peintres kayakistes qui se baladent avec un carnet de croquis et tout leur matos dans leur bateau ?

— Ça ne vaut peut-être pas un bon appareil photo.

— Ça n’a rien à voir.

 

Michel poursuivit son idée.

 

— Parmi tous ces artistes il est une figure qui sort de l'ordinaire. Connaissez-vous l'étonnante histoire de ce pagayeur aquarelliste nocturne ?

— Non. Mais j'imagine que ça ne va pas tarder.

 

Michel, c'est l'intello du groupe. Il est spécialiste en toutes sortes de trucs, et surtout, il s'y entend pour captiver un auditoire. 

 

— Puisque vous insistez. C'est donc l’histoire d'un peintre kayakiste. Il manie avec un égal bonheur la brosse et la pagaie. Dans les coffres de son kayak, entre les vêtements de rechange et la réserve de bouffe, il y a toujours une place pour ses tubes et pour ses pinceaux. Aux escales, il croque, il crayonne et quand ça vaut vraiment le coup, il peint.

Comme en cette nuit de pleine lune. La mer avait beaucoup descendu. Le paysage était d’une beauté à vous couper le souffle. Kayakiste volontiers solitaire, mais cependant homme de dialogue, il avait passé la soirée à refaire le monde avec un échantillon représentatif de la population locale. 

En sortant du « Café du Port », qui venait de fermer ses portes, il ressentit l’impérieux besoin de fixer cet instant magique. Il avait posé son chevalet sur la dune, coiffé sa lampe frontale et peint jusque tard dans la nuit. De retour à sa guitoune, il contempla son œuvre. Son attention fut tout de suite attirée par une forme blanche au premier plan. Était-ce un rouleau déferlant scintillant sous la lune ? C’était peu probable, la mer étant particulièrement sereine. Une épave ? Il l’aurait vue en accostant. Pourquoi pas un esquif ?

Instantanément, la toile fonctionna comme un trompe l’œil et le gus vit apparaitre un kayak et son kayakiste en camaïeu de blancs.

 

À cet endroit du récit, Félix crut bon de s'interroger.

 

— N’y aurait-il pas une relation de cause à effet entre l’emploi du temps de ce gus en première partie de soirée et l’apparition de cet esquif ?

 

Michel ignora superbement cette interruption.

 

— L’artiste sourit à cette illusion d’optique et s’endormit à peine allongé dans son sac de couchage.

 

Après six heures d’un sommeil sans rêve, il croisa la route d’un kayak en peau de phoque propulsé par un Inuit à tête de mort.

Réveillé en sursaut, il alluma sa loupiote et examina sa peinture. Et trouva la clef de l’enigme : ce pagayeur diaphane était manifestement un transfuge de l’au-delà. Sans doute un eskimo fantôme en randonnée dans nos eaux tempérées. Justement, quelques semaines auparavant, un fort vent du Nord avait soufflé pendant plusieurs jours. Il en aurait profité pour mettre cap au Sud.

 

Michel interrompit sa narration pour guetter les réactions de ses camarades.

  

  Je sens que vous êtes un peu sceptique.

— C'est exactement le terme qui convient.

— Je comprends bien. Je l'étais moi-même. Réfléchissez cinq minutes. En Écosse, les revenants ont des manoirs tout confort pour promener leurs chaînes. C’est bien connu. 

 

Les types opinèrent.

 

— Mais, imaginez le sort de ces malheureux fantômes inuits contraints de hanter les igloos et de cohabiter avec les vivants ? Mieux vaut s’ouvrir aux grands espaces et pagayer dans l’éternité boréale. Dés lors, il suffit d’une bonne semaine de blizzard, relayée par une tempête de Noroît, et on se retrouve en Bretagne.

 

Michel avait terminé sa démonstration sur un ton magistral qui lui valut des applaudissements.

— Génial ! Il va falloir organiser une sortie nocturne pour tâcher d’en rencontrer.

— On se calme les gars, le meilleur est à venir. Ecossais, Inuit ou Guatémaltèque, nul n’a jamais pu photographier un fantôme. Ils n'impressionnent pas plus les pellicules que les libres penseurs. Je défie qui que ce soit de nous prouver le contraire. Toi par exemple Félix...

— Qui moi ? Je n'ai rien dit. Tu sais bien que tout le monde te croit sur parole.

— Encore heureux. D'autant que notre peintre-pagayeur venait de découvrir que ces êtres de l'au-delà étaient parfaitement visibles sur les aquarelles.

 

L'auditoire buvait du petit lait.

 

— Il en fit part à son entourage. Chacun put contempler sa peinture. Les esprits forts se gaussèrent. Soucieux de sa santé, ses meilleurs copains lui préconisèrent une cure de sommeil et un régime fortifiant. Un bon citoyen lui conseilla de signaler sa découverte aux autorités. Ce qu’il fit. Mais, peu soucieux de contribuer au progrès de la fantômologie, le fonctionnaire de service lui intima vigoureusement d’aller se faire voir chez les inuits. Après Galilée, Copernic et tant d'autres précurseurs, notre pagayeur-aquarelliste nocturne se heurtait à l'incompréhension butée de ses contemporains.

 

Michel avait changé de ton pour signifier que c’était la fin de l’histoire. Il y eut un bref silence puis un éclat de rire.

 

— Et qu’est-ce qu’il est devenu ton bonhomme? 

— Il continue de pagayer. Et de peindre. Mais de jour.

 

Il y eut un gloussement de plaisir.

 

— Curieusement, de plus en plus nombreux sont les kayakistes de la région qui se sont mis aux randonnées nocturnes. Comme s’ils espéraient une improbable rencontre.

 

A cet instant, un gémissement venu de nulle part fit frémir l'assistance. Ce n'était que celui de la Sorcière, une bouée sifflante qui signale le récif du même nom.