Mon héros

 

Mon kayakiste est un héros. La preuve ? Il est resté modeste. C’est, parait-il, à cela qu’on reconnaît les héros authentiques. Mais je suis sûr qu’il ne m’en voudra pas si je raconte en quelle occasion il fit acte d’héroïsme. N’est- ce pas Patron ? 

– Comme tu voudras, Razkayou, mais n’en rajoute pas trop tout de même 

Constatez par vous-même : une vraie violette ! 

C’est un jour de fort coefficient, Félix pagaye en solitaire au milieu d'un joli champ de cailloux. Depuis le temps qu'on se connaît, vous n’êtes pas sans savoir que c'est là notre activité favorite. La mer descend depuis près de deux heures. Le courant commence à forcir. Notre attention est attirée par l'étrange comportement d’une embarcation. Une jolie copie d'un authentique canot breton, avec misaine, comme on en voit dans les rassemblements nautiques. 

Sans doute cette voile ne sert-elle d’ailleurs qu’en ces occasions, car le bateau navigue à sec de toile, propulsé par un moteur hors bord. En l’occurrence il ne navigue même pas. Il dérive. A l’arrière un type essaye désespérément de relancer sa mécanique. Spectacle somme toute assez banal qui doit logiquement laisser mon kayakiste indifférent. 

Sauf que dans le cas présent, le bateau, emporté par la marée, se rapproche dangereusement d’une vilaine barre de récifs. qui ne demandent qu’à déchirer ses jolis bordés. 

– Il est fou ce type. Qu’attend-il pour envoyer la voile ou pour saisir un aviron ? 

Et vous Patron, qu'attendez-vous pour voler à son secours ? 

– On y va ! 

En quelques coups de pagaie, nous sommes à hauteur du canot. Le bonhomme a l'air assez paniqué. Mon kayakiste propose ses services. 

– Voulez-vous qu’on vous aide ?
– Ce n'est pas de refus, mais je ne vois pas comment. 

S’il n’en tenait qu’à moi, je lui conseillerais de mouiller. Cela lui laisserait le temps de vérifier son moteur. Mais Félix, préfère une solution plus dynamique. 

– Je vais vous passer une remorque. Le plus urgent est de vous sortir de la zone, sinon dans dix minutes vous allez vous échouer sur les cailloux.
– Je veux bien, mais je vois mal comment vous allez pouvoir me tirer de là avec votre petit canoë-kayak. 

Petit... petit.. je suis aussi long que son canot. 

Mais il a raison Patron, vous me voyez traînant cette masse contre le courant ? 

– Peut-être avec la voile ?
– Je ne suis pas très voileux. De toute façon, le temps de l'établir, on sera déjà dans les cailloux.
– Et si j'essayais tout de même de vous remorquer? Le peu qu’on gagnera vous donnera peut-être un peu de temps pour envoyer la misaine. 

Le bonhomme hésite une seconde. 

– Alors ? On fait comme ça ?
– Si vous pensez que ça peut marcher... Il y a une cadène en bas de l’étrave, vous pouvez y passer votre cordage.
– C’est comme si c’était fait ! 

Mon kayakiste amarre l'autre extrémité du cordage derrière le cockpit afin que je reste manoeuvant. Michel, alias Monsieur Jesaistout, lui a un jour montré la combine. 

– Prêt ?
–Vous pouvez y aller, lance le plaisancier; légèrement dubitatif. 

Félix pagaye avec une énergie inaccoutumée. Il remue beaucoup d’eau. S'encourage en m'encourageant. 

– Allez, Razkayou! Un peu de nerf. 

Comme si j'y pouvais quelque chose! Mais autant tracter une caravane avec une bicyclette ! Tout de même au bout de quelques minutes je sens que le monstre consent à me suivre. D’abord imperceptiblement, puis plus franchement. Je suis certes considérablement freiné, mais pas immobilisé. 

– Bravo! On dérive un peu moins. Continuez comme çà, je m’occupe de la voile.
– On tient le bon bout ! Dès que votre canot aura pris un peu d’erre ce sera plus facile. 

Effectivement. Le convoi commence à s’ébranler. On n’avance pas vite, mais on avance. 

– C’est tout bon. On ne gagne pas grand-chose mais on compense le courant. 

Le souffle bruyant, Félix continue son effort pendant dix bonnes minutes et soudain je ne me sens plus retenu. 

– Ça y est ! La misaine est établie. On commence à filer vent de travers.
– Essayez de conserver le cap! Je continue quand même de pagayer. 

À présent, propulsée par la voile et tractée par mon vaillant pagayeur, l’embarcation remonte le courant. Parfois je sens mollir le filin de remorquage. Le canot me rattrape ! 

– On va s’en tirer ! Je vais amarrer la barre et m'occuper du moteur. 

Le type démonte la bougie, souffle dessus, la remet à poste et, divine surprise, la machine repart à la première sollicitation. Le bonhomme hurle son soulagement. 

– C’est tout bon ! Vous pouvez me larguer. Aussitôt dit, aussitôt fait. 

– Merci ! Suivez-moi. On va se dégager de ce sale coin et on va arroser ça ! 

Le canot se cabre sous l’impulsion du moteur poussé à fond. La misaine, toujours à poste, flotte comme un drapeau. Nous le suivons à distance. Trois minutes plus tard, hors de danger, le bonhomme s’arrête pour nous attendre et affaler sa voile. Fort prudemment, il a laissé son hors-bord tourner au ralenti. 

– Une canette ? Vous l’avez bien méritée.
– Merci, ce n’est pas de refus.
– C’est moi qui vous remercie. Vous m'avez vraiment tiré d'une situation délicate. Vous aimez le poisson ?
– Certainement.
– Eh bien, j’ai pêché deux bars, ils sont pour vous. 

Félix fait un peu sa chochotte, mais juste pour le principe. 

Il accroche ses trophées bien en évidence à l'avant du cockpit et nous prenons congé. 

C’est la première fois que nous revenons à terre avec une aussi belle pêche. Quelques badauds assistent à notre arrivée. Ils regardent Félix d’un air envieux. 

– Vos bars sont magnifiques. Vous les avez pêchés à la traîne? 

Mon kayakiste se trouve dans une situation cornélienne. Doit-il prétendre avoir lui-même sorti les poissons pour demeurer discret sur son acte d’héroïsme ou dire la vérité au risque de sembler rouler des mécaniques devant des pékins incrédules ? 

– Non, ils sont venus tout seuls à bord. Quand je vous disais qu’il était resté modeste.