Soizig

 

Il fait un temps magnifique. Dès ma première remise à l'eau, j'ai tout oublié de ma déprime et de mes estafilades. Mon propulseur a retrouvé ses marques. Ma coque est comme neuve et je glisse avec volupté. 

Pourtant, je sens que Félix n’est pas tout à fait comme avant. S’il a toujours l'arrière-train solidement calé dans mon cockpit, sa tête est dans les nuages. Il lui arrive même de parler tout seul avec un air béat. 

Ce changement d’attitude n’a pas échappé à ses copains. Michel en a déduit qu’il subissait les séquelles psychologiques de l'accident. C’est comme ça qu’il cause Michel. 

En plus, il connait un remède infaillible. Il faut, selon lui, retourner pagayer sur les lieux. 

–Un peu comme les apprentis cavaliers qui doivent immédiatement remonter à cheval après en être tombé
– Sais-tu que tu as parfois de bonnes idées. On pourrait peut-être en profiter pour revoir les kayakistes du cru. Ils ont été sympas. 

– Certainement ! Et si les conditions sont les mêmes que l’autre fois, on pourra encore s’offrir une petite session de surf.
– Qu’en penses-tu Félix ? 

– Je n’ai rien contre l’idée d’y retourner, mais sans la houle et par petits coefficients.
– Dis donc Jeff, tu ne serais pas plutôt intéressé par la pagayeuse qui était là en spectatrice? 

– La petite nénette en rose ? Toi aussi, Jo, tu l’as remarquée ?
– Nous l’avons tous remarquée. Pas vrai Félix ?
– En effet, j’ai vaguement aperçu une pagayeuse répondant au signalement, lors de mon trop bref passage sur le plan d'eau. 

– Vaguement ? Décidément mon pauvre vieux, ton cas est plus grave qu’il n'y parait. Tu ne te rappelles même pas l'avoir revue au club lorsque tu es allé récupérer ton Razkayou? 

– Comment sais-tu çà?
– Je ne dévoile pas mes sources. 

Et Jeff se marre pendant que mon kayakiste fait la tronche. 

Le samedi suivant, nous nous rendons sur les lieux de notre mésaventure. Félix a décidé de suivre le conseil de Michel. Mais en solitaire. Sans doute estime-t-il que la présence de ses copains nuirait à l'efficacité de la thérapie 

Nous ne sommes pas encore sur les lieux qu'elle produit déjà ses effets. Il sifflote comme un pinson. 

Il range son véhicule près de ce centre nautique où j'ai passé de sinistres nuits blanches avec les chats et les hiboux, puis me dépose sur une petite plage toute proche et prépare son matériel. Une bagnole avec un kayak sanglé sur la galerie, vient se garer à proximité. En sort cette demoiselle dont la route croise la nôtre pour la troisième fois. Quelle coïncidence! 

– Salut Félix! Tu as fait bonne route?
– Salut Soizig ! Ca me fait drôlement plaisir de te revoir. 

Tiens ? Ils s'appellent par leur prénom! Décidément, mon pagayeur me cache des trucs. 

  

En prime, la demoiselle le gratifie d'un bisou, ce qui le fait rosir et prendre un air idiot. 

– J'ai bien reçu ton message. Tu vas pouvoir découvrir une nouvelle facette, bien plus tranquille, de notre plan d'eau. Cette fois-ci, tu n'as rien à craindre.
– Tu sais Soizig, j'aime aussi les conditions engagées, mais l'autre jour, j'ai vraiment manqué de bol. 

– C'est le moins qu'on puisse dire. Tes copains ne sont pas encore là ?
– En principe ils ne viennent pas. Je suis tout seul.
– Mais si, ils viennent tous les trois. Jeff me l'a confirmé hier soir au téléphone. 

– Ah bon ? Tu connais Jeff ?

– Tiens ! Justement, les voici.