En quel état j'erre (saison 2)

  

Trois semaines plus tard les copains kayakosceptiques déambulaient au bord de l’eau. Comme par hasard, nous naviguions à quelques encablures de la plage où ils refaisaient le monde en bonne compagnie.  Mon kayakiste, concentré sur sa tâche de propulseur, ne les avait pas remarqués. Eux, si. Il faut dire que nous étions plus faciles à repérer. 

– Félix ! Félix ! 

Nous tombions apparemment à point nommé pour pimenter leur après-midi.

– Félix ! Approche un peu qu’on puisse vous voir à l'œuvre, toi et ton engin de mort.

 

Une telle formulation n'incitait guère mon bipède à obtempérer. Mais lorsqu'il s'aperçut que les copains étaient accompagnés de deux copines, il se résolut à se fendre d'un petit détour. Pour autant, il n’avait nullement l'intention de mettre pied à terre pour exhiber ses guibolles poilues sous sa burlesque jupette. Juste se laisser admirer à la perpendiculaire du rivage et faire un brin de conversation. Fièrement calé dans mon cockpit, il éprouvait les mêmes émotions gratifiantes qu'un ado sur sa mobylette ou qu'un chevalier sur son palefroi. 

 

La mer était calme comme au premier matin du monde. De petits rouleaux, d’une vingtaine de centimètres tout au plus, venaient déferler gentiment sur le sable fin. Les copains risquèrent quelques vannes particulièrement débiles, mais se firent houspiller par ces dames qui semblaient très intéressées par les explications de Félix. 

 

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes des pagayeurs en eau salée avant que je ne sente une force inconnue me soulever la pointe arrière pour me faire pivoter et me situer parallèlement au rivage. Ce n’était qu’une jolie vaguelette, un peu moins mollassonne que les copines, mais qui tenait sans doute à se signaler au passage. À terre il y eut quelques exclamations admiratives. En effet, ce bon Félix était resté solide au poste au passage de la coquine. Mais désormais en travers de la suivante qui, bien moins compréhensive, en profita lâchement pour nous entraîner dans son rouleau. 

 

Se retrouver la coque à l'air, en se faisant méchamment secouer, j'avais connu des expériences plus agréables. La tête au ras du sable, ce pauvre Félix cherchait fébrilement à arracher sa jupette. Il sortit enfin du cockpit pour émerger un peu plus loin. Pendant ce temps je menais ma petite vie de kayak autonome, mais en posture inversée. Ce micro-évènement déclencha la bruyante hilarité des copains qui décidément avait mauvais fond. Heureusement les copines émirent des commentaires plus constructifs :

– Mon pauvre Félix, tu t’es trouvé en plein dans le rouleau. Tu n’aurais pas dû rester en travers des vagues.

– C’est vrai Félix, tu étais un peu trop près du rivage.

 

Un promeneur bedonnant qui s'était joint au petit groupe ajouta opportunément son grain de sel. 

 

– Il faut se méfier. Une vague sur sept est plus forte que les autres. 

 

Un second promeneur, tout aussi ventru, intervint pour objecter que c’était plutôt une vague sur huit. Les deux badauds se désintéressèrent illico de notre sort pour se consacrer à cette controverse.

 

– Félix, tu devrais renoncer au kayak de mer, conseilla gentiment son copain binoclard. Il y a plein de façons moins périlleuses d’aller sur l’eau. Pourquoi ne prends-tu pas plutôt un bateau pneumatique ou un pédalo ?
– C’est vrai, tu as eu de la chance de chavirer près du bord. Imagine que cela t’arrive en pleine mer. 

Mon pauvre bipède avait perdu sa faconde. Néanmoins, il finit d’assécher mon cockpit avec une éponge, rembarqua, fixa la jupette et nous repartîmes dignement sur les flots apaisés. 

 

– Et il reprend la mer ! Décidément ce fou de Félix nous étonnera toujours...