Les bernaches

 

Est-il besoin de le préciser ? Je suis un kayak de mer, un vrai de vrai, pas un de ces esquifs tout juste bons à faire mumuse au bord des plages abritées. Mon domaine à moi, ce sont les vagues et les brisants. C’est quand ça chahute un peu que je puis exprimer ma personnalité profonde. 

 

Mais il y a tout de même des limites. Quand les jours raccourcissent, que le vent souffle à décorner les bigorneaux, que notre champ de cailloux favori se recouvre d'écume et qu'on entend de loin le grondement des déferlantes, je préfère tout de même que Félix, mon kayakiste, se replie dans des zones plus calmes. Je ne tiens pas à le perdre prématurément. D’ailleurs, il n'est nul besoin de beaucoup insister. Il sait fort bien résister à la tentation de s'aventurer dans des conditions par trop engagées. Et voyez comme tout est bien organisé. C'est en cette période que les oiseaux migrateurs commencent à rappliquer du grand Nord.

 

Mon pagayeur a repéré quelques-uns des points de ralliement de ces aventureux volatiles. Au fin fond de l'estuaire, une zone inaccessible au commun des bipèdes. De vastes prés de salicornes, sillonnés à pleine mer par des chenaux tout juste suffisants pour que s'y faufile un kayak de mer. Nous glissons en silence, veillant à ne pas déranger les oiseaux. Lorsque Félix estime être au meilleur endroit, il sort ses jumelles. 

Nous restons ainsi de longues minutes à l'arrêt pendant que Monsieur suit l'évolution des escadrilles. Je bénéficie de ses commentaires et je commence à sérieusement m'y connaître en avifaune. 

 

Mes préférées, ce sont les bernaches. Pendant quelques mois, elles font le va-et-vient entre les prés salés et les roches de la pointe. Elles ne sont pas très farouches et on peut les approcher. La flottille se maintient à distance raisonnable et règle sa vitesse sur la nôtre. Elles ne s'envolent à grand fracas que si on accélère dans leur direction. 

Pourquoi sont-elles mes préférées ? Parce qu’elles me rappellent l'histoire de ce pagayeur passé dans la légende et qui rêvait de doter son esquif d'un moyen de propulsion moins fatigant que la pagaie. C’est un fantasme assez répandu chez certains kayakistes. La première idée qui leur vient à l'esprit, c'est de transformer leur kayak en voilier. On ne compte plus les plans de voilure jaillis de l'imagination fertile d'architectes amateurs. 

  

Félix lui-même commence à s'intéresser à la chose et ça me fiche un peu la trouille. 

Mais le type avait une idée bien plus originale. Dans son enfance, il avait lu et relu l'aventure de Niels Holgerson au pays des oies sauvages. L'histoire de ce gamin qui chevauchait ces aventureux volatiles l'avait beaucoup impressionné.

 

Pourquoi ne pas tenter l'expérience avec les bernaches ? Certes notre homme n'envisageait pas de les enfourcher. Les pauvres! Ni même de rallier le grand Nord lors du retour des beaux jours. Son objectif était bien plus modeste. Il rêvait simplement d'atteler ces volatiles pour qu’ils tirent son esquif, comme une sorte de diligence aquatique. Pour faire avancer la science et sans doute aussi pour épater la galerie. Vous connaissez les bipèdes...

 

Comme je vous l'ai déjà dit, ces volatiles ne sont pas très farouches et le pagayeur avait fini par se faire adopter. Mais restait à persuader les bernaches d'entrer dans la combine. Et c'était une toute autre paire de manches.

 

La première année les oiseaux refusèrent obstinément de collaborer, la seconde aussi, et la troisième et les suivantes. Les bernaches se montraient plus têtues que des bigoudènes. Et croyez-moi, ce n'est pas peu dire ! Mais le bonhomme était presque aussi têtu qu'elles.

 

Presque. Seulement presque. 

 

En effet, par un bel après midi de décembre, le 24 pour être plus précis, alors qu'à l'accoutumée lui-même et son kayak suivaient lentement les palmipèdes, il accéléra d'un seul coup dans leur direction en hurlant des injures. L'escadrille décolla dans un bruit de tonnerre. Certains prétendirent que le bonhomme avait “pété les boulons” (pour employer le langage approximatif de certains bipèdes), d’autres, au contraire qu’il était guéri. 

 

On raconte en effet que ce soir-là, en bonne compagnie, il s'empiffra la totalité d'un foie gras; ce qui le rendit malade, mais fut considéré comme la preuve incontestable de sa guérison.