Du bon usage de la dérive

 

Ce qu’il y a de bien avec Michel, c'est qu’on en apprend tous les jours. Par exemple aujourd’hui, alors que le vent a fraîchi sans raison apparente à l'approche d'une jolie pointe rocheuse, il décréte que c’est à cause de l’effet Venturi. Jeff et Jo restent impassibles. Mais mon kayakiste prend cette irrésistible expression d’enfant naïf qui le rend si sympathique auprès des détenteurs du savoir. Michel ne laissa pas passer l'occasion. 

– L'effet Venturi mon vieux Félix, c'est quand le vent est accéléré dans un couloir, par exemple entre deux édifices, au débouché d'une vallée ou derrière une pointe.
– Ici c'est donc la pointe qui fait fraîchir le zef. 

– Tout juste. En plus avec la houle qu'il y a dehors, on devrait avoir de jolis trains de vagues derrière la bande rocheuse.
– Super! On y va! décréta Jo, qui s'ennuie très vite lorsque les conditions sont trop clémentes. 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Nous commençons par remonter au vent. La balade devient un peu plus musclée. Il faut escalader les vagues et mon bipède se prend des embruns plein la poire. Nous fermons la marche, comme d'habitude, mais ce bon Félix parait cependant tout à fait à son aise. Que de progrès depuis ses premiers barbotages ! Au bout d'un certain temps, les types ralentissent la cadence et nous arrivons à leur hauteur. 

– Qu'est-ce qui se passe? s'inquiéte mon pagayeur
– On fait demi-tour et cette fois-ci, plein vent arrière. Attention! Ca va dépoter. 

C’est un euphémisme. 

Que je vous explique. À peine avons-nous fait demi-tour, qu’une vague me soulève par l'arrière. Je me sens irrésistiblement propulsé. Comme dans un rêve, je dévale la pente en arborant de superbes moustaches. Trois secondes en état d’apesanteur ! Un instant très fort. 

Hélas! A la quatrième seconde, ma pointe arrière manifeste l'impérieux désir de dépasser ma pointe avant. Félix a le bon réflexe de baisser la dérive, mais elle est coincée. Il pagaye donc désespérément d'un seul côté pour essayer de me remettre dans le droit chemin. 

Quelques secondes encore, et nous nous retrouvons scotché sur l'arrière de la vague. Les copains nous ont mis une bonne vingtaine de mètres dans la vue. 

– Félix? Qu'est-ce qui t'arrive? cria Jeff.
– Les gars, je ne maîtrise plus mon kayak ! répondit mon bibède sur le même ton.
– On a vu. Baisse ta dérive ! 

Facile à dire... Mon courageux pilote foce sur la manette. Sans succès. La vague suivante est déjà là. 

 

Elle soulève ma poupe et je pars comme un cheval fou. Ma pointe arrière semble n’avoir qu’un objectif: aller plus vite que ma pointe avant. Ce pauvre Félix a totalement perdu le contrôle de ma trajectoire. Avec la sérénité qui le caractérise, il s’énerve sur la manette. Rien n’y fait. 

Il pousse quelques jurons, comme il le sait si bien le faire en semblables circonstances. Dans le creux de la vague, en une vigoureuse propulsion circulaire, il me remet enfin dans la bonne direction. Nous n'avons pas chaviré, c'est déjà ça. ll vaut d’ailleurs mieux, car la vague suivante est déjà là. Nous repartons ! A peine ai-je pris de la vitesse que je sens ma pointe arrière partir à fond sur la droite. Félix s'efforce de compenser en pagayant comme un malade sur le côté gauche. Bien gîté pour s'appuyer contre la houle. 

Ça ne fonctionne qu’à moitié, mais comme dirait Jeff, c’est moins grave que si c’était pire. Mon propulseur adopte donc résolument cette technique rudimentaire pour essayer tant bien que mal de suivre les copains. Qui nous ont bien entendu laissés sur place. 

Le nouveau style adopté par Félix n’t pas passé tout à fait inaperçu. Lorsque nous rejoignons la fine équipe qui nous attend en eau calme, bien à l'abri sous le vent d’un îlot rocheux, ce bon Michel s'interroge 

– Dis donc Félix, tout à l'heure tu ne pagayais que d'un seul côté.
– Tu expérimentes une nouvelle technique ?
– Je vous l’ai dit, ma dérive est coincée. 

– Allons bon! En est-tu sûr? Essaie pour voir. 

Félix manipule la commande et mon aileron sort immédiatement. 

–Mince, ça marche. Qu’est-ce qui s’est passé tout à l'heure?
– Erreur classique de débutant. Sais-tu qu’il m’est arrivé la même mésaventure. Je suppose qu’au départ tu n’as pas vérifié le fonctionnement de ta dérive. 

– Non. Parce qu’il le fallait?
– Bien sûr, il suffit d’un grain de sable pour la coincer. Penses-y la prochaine fois, penses-y.
– Entendu chef. 

Michel, c'est le brave type, intelligent et tout, mais des fois il a tendance à en profiter. 

– Tu sais Félix, une dérive coincée ce n’est pas si grave, moi, la mienne, je ne l’utilise jamais
– Jo, tu nous chambres ou quoi ?
– Je n’ai jamais été plus sérieux. Une dérive crée plus de problèmes qu'elle n'en résoud. La preuve. D’ailleurs, les esquimaux en avaient-ils ? Pour moi, c’est seulement un point vulnérable et qui prend de la place dans le caisson. Avec un peu de technique on s'en passe facilement. 

Michel n'apprécie que modérément. 

– Explique-nous comment tu fais.
– Enfantin, pour rectifier le cap, il suffit de faire des appels d’incidence ou des écarts sur l’arrière de l’hiloire. 

Eh oui Patron, c’est enfantin. Que n’y avez-vous pensé plus tôt ? 

– C’est quoi un appel d’incidence ?
– C’est une manip très efficace pour chavirer.
– Quand elle est mal faite.
– Bon, je crois que je vais m’en tenir aux conseils de Michel. 

On l’aura compris, les copains de Félix apprécient au plus haut point ces longs bords en survitesse dans les vagues. 

Jo dispose d’ailleurs d'une liste très bien fichue. En fonction de la direction de la houle elle indique les plans d'eau les plus propices. Là où les vagues sont particulièrement puissantes. Là où il est assuré de pouvoir s'adonner à ses cascades. Il appelle cela des spots. 

Il convainc le plus souvent Jeff et Michel de le suivre dans sa quête d'adrénaline. Mon bipède s'est procuré cette liste. Il l'utilise pour éviter, ces jours-là, ces mêmes plans d'eaux. 

– Tu sais Félix, tu passes à côté de quelque chose.
– C’est vrai, à ce niveau, le surf donne au kayak de mer une toute autre dimension.
– Vous savez les gars, la navigation contemplative, ce n'est pas mal non plus. Avec Razkayou, nous sommes très heureux comme ça. 

Qu’est-ce qu’il en sait ? Moi je me verrais bien jouer dans les vagues. Bien sûr avec un autre propulseur, Jo par exemple. Qui d’ailleurs insiste. 

– Tu sais Félix, en randonnée, tu peux te retrouver devant une situation imprévue.
– Tu regretteras sans doute alors de n'avoir pas le niveau pour l'affronter. 

–est sans doute vrai. Mais il faudrait que j'y aille progressivement »
– En ce cas j'ai ma petite idée.
– Raconte... 

– On en reparle samedi prochain.


Suspense... Je ne sais pas si je pourrai tenir jusque-là...