Compas pas con

 

Dans la vie, Félix n’est pas seulement mon kayakiste. Je passe donc beaucoup de temps à me morfondre au fond du garage. Ce n’est pas très marrant, mais il parait que cela fait partie de la condition de kayak de mer. Heureusement, le brave ne manque pas de me rendre visite. Le plus souvent, il se contente de m’examiner sous toutes les coutures, de me donner un petit coup de chiffon ici ou là. Mais ce vendredi soir, il sortit d’une boîte un magnifique hémisphère. 

 – Sacré Razkayou ! Tu te demandes bien ce que ça peut être. C’est un compas, un compas de marine bien sûr, une boussole en quelque sorte. Ce n’est pas fait pour tracer des ronds mais pour aller droit. 

 Mon kayakiste a un sens de l'humour particulièrement affûté. 

 – C’est une occase que m’a dénichée un copain voileux. Il est un peu surdimensionné mais en excellent état. D’ailleurs, il est encore sous garantie. Je vais le fixer à l’avant de ton cockpit. Je vais devoir te découper un petit disque avec la scie à cloche afin d’encastrer le compas. Razkayou, il faut souffrir pour être beau. 

 Et le barbare joignit le geste à la parole

 – Tu vois, c'est déjà fini. Un peu de mastic au silicone et tu seras magnifique. 

 

Ce gadget était effectivement plutôt décoratif et j'imaginais qu'il permettrait à Félix de frimer auprès de ses ahuris de copains. Il ne lui restait plus qu’à apprendre à se servir de ce somptueux instrument. 

Ce qu’il fit dès le lendemain. J'étais accoutumé aux trajectoires sinueuses, guidé par la seule fantaisie de mon propulseur. Il se piqua soudain de traçer des routes rectilignes et je dûs m’habituer à un nouveau langage : 

– On fait du 140. La Pie est au 310. Cap au 220. 

 

 Bigre ! Le brave se prenait-il pour un clone du Capitaine Haddock ? Après avoir longuement zigzagué sur le plan d’eau, il s’estima suffisamment entraîné pour passer aux choses sérieuses et tenir un cap sur une bonne distance. À près de deux milles au large, la balise des Chevreaux lui parut un excellent objectif. 

 – C’est une cardinale Sud, affirma mon bipède qui, tant qu’à faire s’était offert une carte marine. Elle est dans le 195, regarde, quand je pointe l’étrave dans sa direction le compas affiche 195. Je vais donc maintenir ce cap et logiquement je devrais tomber pile poil au pied de la balise. 

 Génial ! Hier encore il nous aurait suffi de faire route à vue en direction des petits biquets. Mais pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ! 

 

Mon kayakiste a réponse à tout : 

 –S’il y avait de la brume, on ne les verrait pas les Chevreaux. Bien embêté ! 

 

Ce n’était pas faux, mais s’il y avait eu de la brume il est probable que Félix n’aurait pas eu l’idée saugrenue d’aller visiter cette fameuse balise. Du moins je l’espère. Mais ce que propulseur veut, Dieu le veut...

 – On y va. Cap au 195 ! 

 

Nous fonçâmes droit sur les caprins. Mon capitaine consultait régulièrement son instrument. Nous tracions une belle ligne droite. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes des apprentis marins.

Mais il me sembla que mon kayakiste était un tantinet dans la lune. Depuis quelques cinquaines de minutes nous n’avions plus la balise en ligne de mire. Elle se décalait obstinément la droite.  

 – Il y a un problème, constata le navigateur, à présent les Chevreaux sont dans le 205, si on continue comme ça on va se retrouver carrément à droite. Je n’y comprends rien, je n’ai quasiment pas quitté le compas des yeux. Nous sommes toujours restés au 195. 

 

 Il tapota son instrument. Rien n’y fit, la balise était toujours dans le 205.  

– Je pense que le mieux c’est de changer de cap et de faire du 205.

 

 Ça me paraissait plus qu'évident. Nous retrouvâmes donc nos petits caprins bien en face ! Hélas, pas pour bien longtemps. Inexorablement ils continuèrent à se décaler sur la droite. Ces satanés Chevreaux étaient ils vraiment une balise ou simplement un canot à la dérive ? 

 

– Là franchement il y a un vrai problème s'inquiéta Félix. C’est comme si mon compas était devenu fou. Pour atteindre notre objectif il nous faut à présent faire du 210, presque du 215 !

 

Allez Patron, ça suffit comme çà. On n’en a rien à faire de ces fichus Chevreaux perchée sur une roche sans aucun intérêt. Laissez tomber. 

 

C'est comme s'il m'avait entendu :

 

– Je crois que mon compas déconne. J’ai sans doute oublié un truc lorsque je l’ai monté. Ou alors il est carrément défectueux. Je vais le retourner au magasin. 

 

 Il se désintéressa de la balise et de l’instrument et se lança dans une série de virages pour se défouler. Un petit coup de gîte pour me faire virer, un petit appui pour me tremper le liston, mon propulseur avait bouffé du lion ! Franchement je préfèrais qu'il m’utilisât ainsi. 

 

La ligne droite vers un improbable objectif, ce ne sera jamais mon truc.