En remorque du Poisson Rouge

 

– Razkayou, le prochain week-end, nous sommes invités pour une mini-croisière à la voile. Ça te la coupe, n’est-ce pas ? 

 

Je ne vois vraiment pas ce que ça pourrait me couper. Je ne vois qu’une seule chose. Pendant que Félix et ses copains feront mumuse en voilier, leurs malheureux esquifs resteront se morfondre au fond du garage. C’est notre destin, à nous autres, pauvres kayaks de mer. 

 

– “Nous”, bien entendu, ça veut dire toi et moi. Seulement toi et moi, mon vieux Razkayou. Jeff et les autres ne sont pas invités. Le voilier est trop petit. On va te prendre en remorque. Tu nous serviras d’annexe. 

 

Voilà qui me semble plus sympathique. Mais, servir d’annexe ? Avouez que c'est une étonnante promotion pour un valeureux esquif qui prit en remorque un minaisier pour le sortir d'un mauvais pas ! 

 

– Et tu ne devineras jamais qui nous invite à son bord ! Perrine ! Elle est monitrice de voile et un couple de parisiens lui a confié la garde de leur voilier. Du coup, elle peut l’utiliser et nous invite pour le week-end. Rien que nous deux. C’est-y pas génial ?

 

Je sentais venir un plan foireux comme avec Soizig. Genre les copains qui s'invitent au dernier moment. Mais non, ce week-end, tout se passe comme prévu. 

 

Perrine nous attend sur le quai d'un petit port d'échouage. Il y a là de nombreux canots et une demi-douzaine de voiliers. Je passe sur les politesses de circonstances. Félix en est particulièrement prodigue dès qu’il rencontre un joli minois. La demoiselle en revanche alla droit au but. 

 

– La mer est haute. Tu vas me prêter Razkayou pour que j'aille chercher le bateau. C'est le petit voilier rouge, là-bas au fond. D’ailleurs il s'appelle Poisson Rouge. C'est facile à retenir.

 

Je sens tout de suite la différence. Ma nouvelle pagayeuse est plus légère, avec des mouvements plus souples. Au début elle cherche ses marques, les calages ne sont bien sûr pas les bons. Mais elle est très vite comme chez elle. Je partirais comme ça pour la journée. Et plus si affinités. Mais ce n'est pas le but de la manœuvre. Le temps de slalomer entre les canots et nous sommes à couple avec Poisson rouge.

 

Perrine se maintient au balcon du voilier, s'assied sur l'arrière de mon hiloire, se met debout sur le siège et grimpe sur le pont. Elle me retient par le bout de remorque qu'elle va frapper sur la bouée. Puis elle libére le bateau, saisit un aviron et part retrouver Félix à la godille. Sacrée nana la Perrine ! 

 

Je m'inquiéte tout de même un peu. Mon rôle est-il déjà terminé ? Devrai-je attendre ainsi toute la durée du week- end, que ces messieurs dames aient terminé leur petite croisière ? 

 

J'ai assez vite réponse à ma question. Poisson rouge m'arrive droit dessus, sous foc seul. Perrine à la barre, Félix à l'avant, brandissant la gaffe comme une épuisette. 

 

– Je vais arriver bout au vent. Tu chopes la bouée. Tu ouvres le mousqueton et tu viens tout de suite amarrer le kayak au balcon arrière. 

 

Belle autorité! Je suis devenu annexe. Mon capitaine est devenu matelot. C'est le jour des promotions. La manœuvre est exécutée comme à la parade et je me retrouve en remorque. 

 

– Félix, prends la barre. J'envoie la grand-voile.
– Où vais-je ?
– Pour l'instant tu vises la maison rouge. On est presque bout au vent. Dès que j'aurai hissé, tu feras route un peu à droite de la balise verte. Pas trop prêt, sinon on se farcit les cailloux !

 

Bigre ! On n'est pas là pour rigoler ! Mon bipède obéit au quart de poil. Pendant que Perrine fait un peu de rangement, nous quittons le port toutes voiles dehors. Je dis "nous”, comme ça. Moi, bien sûr, je suis à sec de toile. Je glisse, léger comme un oiseau, ma carène à peine immergée. Décidément, le week-end s'annonce des plus agréables. 

 

 

Quand il est à mon bord, Félix aime bien raser les cailloux, mais avec Poisson rouge on met d'emblée le cap sur l'horizon. Au début la mer est très calme. Je suis sagement, bien droit dans son sillage. Mais dès que nous sommes un peu au large, il y a quelques vaguelettes. Oh, pas bien méchantes, mais suffisantes pour s'amuser un peu. 

 

Je pige tout de suite le truc. Quand j'en chope une, j’accélère et je me rapproche de mon remorqueur. Puis dans le creux de la vague je ralentis et me laisse distancer jusqu’à ce que la remorque se tende et que je me sente vigoureusement tiré sur l'avant. C'est très rigolo. La haut sur le voilier, personne ne prête attention à ce petit jeu jusqu’à ce que... Boum ! 

 

– Qu'est-ce qui se passe ?
– C'est ton kayak qui vient de heurter le tableau arrière. Je vais allonger la remorque pour que ça ne se reproduise plus.

 

Effectivement. Pendant quelque temps je peux m'amuser sans déranger ces messieurs-dames. Je ralentis juste avant de toucher le bateau. Mais le vent fraîchit un poil. La mer se creuse un chouÏa. Poisson rouge accélère. Je pars dans une série de surfs plus vigoureux. Vais-je encore me farcir le tableau arrière? Non! Je pars un peu sur le côté, et j'arrive bord à bord avec mon remorqueur. 

 

– Allo ! les bipèdes ? C'est Razkayou ! Si ça continue je vous passe devant !

 

lls ne font même pas attention à moi. Le vent fraîchit un autre poil. Poisson rouge accélère à nouveau. Et soudain je chavire. Tiré sur l'avant, je me redresse. Pas longtemps. Je re-chavire. Je me re-redresse. Comme aux exercices d'eskimotage, sauf que je suis plein d'eau. Du coup je deviens une ancre flottante.

 

– Qu'est-ce qui lui prend encore à ce fichu kayak ? 

 

C'est çà! Maintenant les insultes! Je n'y peux rien moi si vous ne savez pas amarrer correctement une annexe ! 

 

– On aurait peut-être du le laisser au mouillage.
– J'ai une idée. On va alourdir le cordage en son milieu, comme ça les mouvements seront amortis. J'ai quelque part une grosse manille. Elle devrait suffire. 

 

Une fois vidé, je retrouve ma grâce. Le reste du voyage, je peux mener ma petite vie de kayak de mer presque autonome, sans chavirer ni venir chatouiller mon remorqueur. 

 

En fin de journée, Poisson rouge a un comportement curieux. Il change régulièrement de direction sans raison apparente. Là-haut Perrine déclenche le phénomène. 

 

– Paré à virer !
– Paré, répond Félix en bon petit matelot.

– Envoyez ! 

 

Les voiles changent de bord et le bateau vire à angle droit. Je continue un peu sur mon erre, comme si je désapprouvais ces fantaisies, mais je suis très vite rappelé à l'ordre par une vigoureuse traction du bout de remorquage. On se rapproche de la côte et je crois comprendre qu'on ne va pas tarder à entrer dans un nouveau mouillage. Mais le comportement de Poisson Rouge est consternant. Au lieu d'aller droit au but, il multiplie les zigzags. C'est très étonnant de la part de Perrine qui, jusqu'ici, m'a plutôt donné l'impression de savoir ce qu'elle veut. 

 

La côte est maintenant tout près. On entend les cris des enfants sur la plage. Poisson rouge continue à zigzaguer et ses changements de direction sont de plus en plus fréquents. La patronne a simplifié son rituel. À présent c'est plus sobre et plus déterminé. 

 

– On vire.!

– On vire.!

– On vire ! 

 

Ce petit jeu est d'autant plus incompréhensible que nous ne sommes pas les seuls à emprunter le chenal. Une vedette. Un voilier sans voile. Deux canots. Ils ne zigzaguent pas, eux ! Ils vont droit au but ! Tout ce petit monde s'engouffre dans un estuaire en laissant bien à droite une balise verte. Il y a un grand nombre de bateaux au mouillage. Bien alignés, sur plusieurs files, chacun sur sa bouée numérotée. 

 

– On a touché une adonnante. Plus besoin de tirer des bords. Je vais affaler le foc. Tu continues vers le fond. J'espère qu’on trouvera de la place sur une bouée. Sinon, on va mouiller l'ancre un peu plus haut. 

– C'est quoi une adonnante ?
– C'est quand le vent devient favorable. Je t'expliquerai. 

 

Perrine jaillit du cockpit et très vite nous sommes sous grand voile seule. Elle revient prendre la barre. 

 

– On fait un petit tour de reconnaissance. Tiens toi prêt avec la gaffe.

 

Pas de problème avec Félix. Les gaffes, c'est un peu sa spécialité.

 

– Cette bouée semble libre. On va toujours la prendre. Dés qu'on est dessus tu passes l'amarre. On y va !

 

Poisson rouge prend un virage à angle droit et nous arrivons bout au vent, pile poil sur la bouée.

 

– Tu l'as ?
– C'est bon !
– Super ! On affale, on range et on se fait une petite bouffe !
– Perrine, voilà un projet qui m'enchante.

 

Je me suis immobilisé juste derrière Poisson rouge. Lesté par la manille, le bout de remorquage a partiellement coulé. Il ne me reste plus qu'à attendre le bon vouloir de l'équipage. 

 

J'attendrai longtemps. Ils commencèrnt par casser la croûte. Discutèrent dans le cockpit. Je ne prêtais pas trop attention à ce qu'ils se disaient. Des trucs de bipèdes. De temps en temps Perrine se marrait. Puis ils disparurent dans la cabine. Sans raison apparente. Il faisait encore grand jour et le soleil s'attardait dans un crépuscule de calendrier des postes . 

 

Je ne les vis plus jusqu'au lendemain matin. Cette mini-crisière les avait sans doute épuisés. Franchement, je les croyais plus résistants.