Soizig (bis)

 

L’arrivée surprise des copains met un terme à ce bref échange de vue. Dire qu'elle enchante Félix serait exagéré, mais il s'efforce de faire bonne figure. A l'instar de mon bipède, chacun des trois gaillards bénéficie d'un bisou. Peu après la mise à l'eau, le petit groupe longe le fameux banc de sable, théâtre de nos malheurs passés. 

 

– Ainsi, c'est ici même que ce pauvre Félix s'est vautré. Pourtant le sable est doux comme un édredon. 

– Il n'a vraiment pas eu de bol de tomber sur la seule caillasse à plusieurs hectomètres à la ronde.
– Surtout qu’elle a disparu, ajoute Soizig. Depuis la série de coups de vent il n'y a plus un seul caillou. Voyez par vous-même. 

– Ils ont été emportés?
– A mon avis, plutôt recouverts. Et sans doute par une sacrée couche. Félix, tu constates qu'aujourd’hui tu pourrais partir en chandelle et t'en sortir sain et sauf.
– Mon pauvre vieux, non seulement tu as mal choisi ton point de chute, mais en plus tu t'es gouré de jour. 

C'est ce que certains bipèdes appellent de l'humour. Mon pagayeur se croit obligé de se marrer, mais il le fait sans réelle motivation. La thérapie de Michel tarde à produire ses effets. La flotille poursuit sa balade en formation serrée. Chacun calque son rythme sur celui de la pagayeuse en essayant de se glisser à ses côtés. 

Cette allure sereine est propice à la conversation. C'est un exercice où Michel et Jeff sont très à l'aise. Ce matin, ils paraissent particulièrement survoltés. Soizig compte les points et commente leurs dires avec un rire cristallin. Félix essaye de glisser son grain de sel à plusieurs reprises. 

Sans succès. Un peu écœuré, il finit par sortir du peloton pour accompagner Jo en tête de la flottille. En d’autres occasions, il se serait certainement réjoui de cette promotion. 

N'oublions surtout pas que l'objectif de cette balade est de redonner à mon kayakiste un moral de vainqueur. Comme le cavalier qui, après la chute, remonte vaillamment sur son canasson. En tout début de matinée, j'ai bien cru que c'était gagné. Félix avait retrouvé sa pêche des meilleurs jours. Mais en retrouvant ses copains, le pauvre semble avoir replongé dans la mélancolie. C’est à n’y rien comprendre. J'ai beau n'être qu’un simple kayak de mer, avec la psychologie rudimentaire qui sied à ma condition, il ne m’a pas échappé que Soizig exerçait sur mon propulseur la même fascination que la petite anglaise de cet été. 

Rappelez-vous, the little bomb. Il avait eskimoté devant la jolie britannique et suscité son enthousiasme. Nul doute que si le vilain cousin n'avait perfidement manqué de fair play, mon bipède aurait souvent revu la demoiselle pour lui transmettre son savoir. 

Est-il vraiment judicieux d'utiliser la même tactique pour avancer ses pions en direction de Soizig ? Un, il n'est pas exclu que la finaude sache elle même eskimoter. Deux, à ce petit jeu, les trois copains jouent dans une toute autre catégorie. 

En particulier Jo, capable d'enchaîner une douzaine de roulades à la suite, puis de recommencer en sens inverse. Il valait mieux trouver autre chose. 

Jo, parlons-en, Nous avons insensiblement largué le joyeux trio. À cette allure, et par ce temps de curé, notre cascadeur s'ennuye ostensiblement. 

– Dis donc Félix, tu ne penses pas que ce serait l'occasion de faire un petit exercice de sécurité ?
– Crois-tu?
– Bien sûr. Nous allons attendre les autres pour mettre ça au point. 

Les initiatives de Jo ne lui portant pas toujours bonheur, Félix se tient sur la défensive. Mais comment faire valoir ses objections ? Soizig est tout de suite emballée par l'idée. Elle se propose même de servir de cobaye, ce qui rassure mon pagayeur. 

Devant un public acquis d'avance, elle nous gratifie d'un dessalage d'anthologie. Elle ote d'abord sa brassière avant de simuler une vigoureuse fausse pelle. Comme cela ne suffit pas à la déstabiliser, elle accentue le mouvement en se penchant par-dessus bord. Elle a tout juste le temps de crier “coucou” avant de disparaître. 

Pendant de longues secondes on ne voit plus que la carène de son bateau.
Les types commençent à s'inquiéter. Mais elle émerge près d’une vingtaine de mètres plus loin. Nos bipèdes manifestent bruyamment leur enthousiasme. 

– Elle est encore très bonne. Vous devriez en profiter. 

Félix plonge la main pour vérifier. Il fait une moue dubitative. 

–Bon les garçons, il était question d’un exercice de sauvetage. Pas de souci, j'arrive. 

Elle se laisse couler pour réapparaître quelques secondes tard à proximité de son kayak. Michel a pris la direction des opérations. Il se met à droite du bateau renversé puis invite Félix à se mettre à gauche. Ils font une sorte de petit pont avec leurs pagaies sur lequel est hissée la pointe de l'esquif. Le reste suit, la coque est vidée puis remise à l'endroit. 

– Soizig, tu peux réembarquer.
– Dommage. Je me trouvais bien dans l'eau. 

Elle réintégre prestement son esquif. – A vous les gars ! 

Jeff est le premier à eskimoter. Suivi de Jo qui enchaîne dix roulades que Soizig compta à haute voix.
C'est le tour de Michel qui, modestement n'en enchaîne que deux. 

– Félix? 

Je sens mon bipède un peu fébrile mais en s’appliquant il réussit sa roulade et ressort sous les applaudissements. Il croit bon de s'excuser. 

– Je débute.
– Pour un débutant, c'est super. 

Soizig lui fait un petit signe encourageant. Le même que le jour de l'accident. Pour la peine il s’offre une seconde roulade. 

– Bravo Félix. Tout à l'heure Michel m’a expliqué ton problème.
– Je n'ai pas de problème.
– Il m'a parlé de séquelles psychologiques liées à ton accident. 

 

– N'importe quoi.
– Il n'y a pas de honte à avoir. Le remède qu'il t'a préconisé me semble pertinent mais...
– Mais ?
– Mais pour que ça fonctionne, il ne suffit pas de revenir sur les lieux de l'accident, mais que les conditions soient identiques. Donc, à la prochaine grande marée, à condition bien sûr qu’il y ait une forte houle !