Brume en Iroise (la suite)

 

Pendant ce conciliabule le courant avait emporté le radeau. De temps en temps seuls le flotteur d’un casier ou des algues en dérive surgissaient de la brume. En revanche on entendait tout : les goélands, le mugissement d’une bouée, au loin la radio d’un canot à moteur et le phare qui continuait à beugler. La petite brise de noroît avait pris des vitamines, juste assez pour qu’un petit clapot vint s’associer aux remous pour nous compliquer la vie, mais sans effet sur la boucaille. 

 

– Écoute Michel, avoue-le, on est paumés !
– Mais non ! Nous sommes en gros dans la zone ad hoc. Le noroît finira bien par chasser la brume.
– C’est ça oui ! Se lancer à l’aveuglette dans ces parages, avec ce courant qui nous décale, c’est de la pure folie.
– Il faut rentrer .
– Encore faudrait-il savoir dans quelle direction !
– Tu n’as qu’à consulter ton GPS.

– Ta gueule !

 

Qu'un type aussi distingué que Michel se laissât aller ainsi était mauvais signe.


– Et le compas, à quoi sert-il à votre avis ? Nous avons fait du 270 il suffit de faire du 90 pour retrouver la terre ferme. 

– Ben voyons. Ce n’est pas si simple. En fait, le courant nous a décalé vers le Nord. Nous sommes dans le Nord- Ouest de notre point de départ. 

– Plutôt Ouest-nord-ouest, le courant n’est tout de même pas si fort que çà.
– D’accord, mais il se renforce, essayons de faire du Sud- est. 

– C’est ça ! Au pifomètre ! Pour galèrer contre le courant! Trop compliqué. On marche au 90. Tant pis si on atterrit trop au Nord. Le plus urgent est de revoir la terre ferme. Après on avisera. 

– Tu sais Michel, Jeff n’a pas tort, c’est peut-être la voix de la sagesse. 

 

Mon kayakiste n’avait qu’un désir, retrouver le plancher des vaches. 

 

– Bon ça va, mais c’est de la navigation de touriste. 

 

Nous partîment donc cap au 90, en direction de la côte. Les trois gaillards pagayaient comme des brutes. Michel faisait la tronche. Jeff avait perdu son sens de l'humour,  Félix essayait de suivre ce rythme d’enfer. Penché sur l’avant il allait chercher très loin son appui, tirait très fort sur la pagaie et soufflait comme un bœuf.

 

– On en a encore pour longtemps ?
– Aucune idée, mais on était bien à 4 milles de la côte, on en a donc pour une heure. Minimum !
– Je commence à me demander si on est toujours dans le même univers, on n’aurait pas glissé par hasard dans un autre espace-temps ? 

– Écoutez ! 

– Un diésel ! Ça se rapproche, il va nous rentrer dedans.
– C’est au moins un chalutier, c’est sûr qu’ils ne peuvent pas nous voir.
– Peut-être au radar ?
– Mouais...
– Il a ralenti, il est juste à côté, ils pourront nous dire où nous sommes. 

 

Des voix dominèrent le ronron du diesel. 

 

– C’est leur VHF, mais qu’est-ce qu’ils branlent ?
– Ils doivent relever leurs casiers.
– Ils vont peut-être nous aider.
– C’est ça ! On va monter à bord et ils prendront les kayaks en remorque ! 

– Génial ! Allons-y!
– Tu rêves ! On va plutôt passer pour des guignols !

– Mais...
– On leur fiche la paix. Cap au 90. Point barre ! 

 

Mon pagayeur fit sa tronche des mauvais jours. Un petit clapot s’était levé progressivement, nous le prenions par le travers. C’était la première fois dans ma courte vie de kayak de mer. J’aimais assez. Mon kayakiste était-il du même avis ? Rien n'était moins sûr. Il se recroquevillait comme pour abaisser notre centre de gravité. Je l’imaginai qu’il fantasmant sur des plages ensoleillées, des jardins fleuris, des terrasses accueillantes. Il n'était plus qu'une machine à pagayer vers un objectif improbable, rêvant de tout ce qu’il aurait pu faire en cet instant s’il n’avait eu la malencontreuse idée de se joindre à cette folle expédition.

 

Entre deux disputes de golélands surgit soudain l’appel du coucou... 

 

– Vous entendez ce que j’entends ?

– Génial on approche !

 

En effet on perçut bientôt le bruit du ressac. Puis les échos d'un concilibule. Quelque part dans la brume, deux types discutaient de météo. Et d’un seul coup ils furent à proximité, dans un canot au mouillage. 

 

– Messieurs bonjour, salua Jeff.

– Bonjour. Avec cette brume vous devriez rester à terre. En canoë-kayak surtout, il faut être inconscient...
– Ce n'est pas faux. Où est-on exactement ?

– Ben, à Portzmoguer, ce n’est pas de là que vous êtes partis ? 

– Ben non ! On revient des Antilles. 

 

Jeff n'en ratait décidément pas une. La plage apparut comme la pub au beau milieu d'un film sur TF1. Sa luminosité contrastait avec la blancheur du banc de brume que nous venions de quitter mais qui devait rester fidèle au poste jusqu'au soir. 

 

Sitôt à terre, Michel  bidouilla son instrument de navigation. 

 

– Ça y est, il fonctionne ! Les gars, savez-vous où nous sommes ?
– Sur la plage de Portzmoguer. Les plaisanciers viennent de nous le dire. 

– En effet. C'est pilepoil ce que dit mon GPS. Comme quoi, c'est vachement précis.
– En effet, c’est impressionnant. Il te faudra seulement éviter de l’utiliser en mer, et surtout pas par temps de brume !