Brume en Iroise

 

Sur  Internet, ce bon Félix avait fait la connaissance de Michel, un autre kayakiste qui, à entendre mon tout récent eskimoteur, serait un vrai cador. Et un beau soir...

 

– Razkayou. Michel m’a téléphoné. C'est un type super. On a sympathisé sur Internet et il m’a déjà conseillé dans le choix d’une nouvelle pagaie. Avec Jeff, un de ses potes, ils ont programmé un petit raid en mer d’Iroise. J’y suis invité. La mer d’Iroise, tu te rends compte ? Je sens qu’on va se régaler. 

 

Las de ne faire que des ronds dans l’eau, je ne pouvais que partager son enthousiasme. Le lendemain matin, nous ralliâmes donc Le Conquet, déterminés à profiter un max cette première aventure.

 

Après les palabres d'usage entre bipèdes qui se rencontrent pour la première fois,  Michel fit admirer sa dernière acquisition. 

 

– C’est un GPS. Fini la navigation à l’ancienne. Tu sais en permanence où tu te trouves.
– Fabuleux, et où sommes-nous à présent ?
– Dans l’arrière-port du Conquet, regarde. 

– Impressionnant ! Plus besoin de lire les pancartes à l’entrée des patelins. Quel progrès ! commenta celui qui s'était présenté sous le nom de Jeff. 

 

Profitant de ce que ses nouveaux copains bourrassent méthodiquement leurs coffres comme s’ils partaient pour plusieurs semaines, mon pagayeur, qui aime à naviguer léger, fit les cent pas en observant la mer. 

 

Il crachinait. Au delà la pointe, tout se perdait dans la grisaille. Le flot commençait à s’établir dans le chenal de Kermorvan.

 

– Vous savez les gars, ce n’est pas très réjouissant. 

– T'occupes, j’appelle le sémaphore.

 

Portable à l'oreille, Michel opina du chef pendant près d'une minute. 

 

– Alors raconte...

– Pour l’instant les conditions ne sont pas idéales.
– C’est le moins qu'on puisse dire.
– Mais si on attend trop longtemps le courant traversier sera difficile à négocier. On est en vives eaux d’amplitude moyenne. À mi-marée, on devrait quand même se farcir plus de trois nœuds. Pour l’instant il n’y a pas de vent donc pas de risque de fort clapot mais la météo annonce une jolie brise de noroît. Ça risque alors d’être sportif.
– Donc on rentre à la maison ?
– Tu plaisantes. Il faut y aller tout de suite afin de profiter de conditions relativement favorable..
– Mais on n’y voit que dalle !
– J’ai mon GPS, il vous suffira de me suivre. Profitez-en tout de même pour surveiller votre compas, c’est une excellente occasion de l'utiliser. 

 

Félix dressa l’oreille. Il avait joué deux ou trois fois de son instrument de navigation, histoire d’en justifier l’achat, mais en réalité, le bel hémisphère était surtout là pour la frime. Il allait enfin pouvoir s’en servir pour de bon. 

 

– Pour tenir compte de la dérive, passé la pointe, au fera route au 270. On devrait arriver sur la balise du Courleau, une cardinale Nord, et là on avisera. 

 

Mon pagayeur se la joua mec au parfum. Depuis qu’il avait vaincu la malédiction des Chevreaux, ces histoires de balises lui étaient devenues familières.

 

Et nous partîmes, la fleur au fusil, le long de la pointe de Kermorvan. Très vite, nous fûmes dans le chenal. Nous progressions en crabe de manière impressionnante. Même en début de flot, le courant est très sensible. 

 

Il suffit qu’on s’écartât un peu pour que la boucaille s’épaississe et que l’on ne vît plus la côte. Un phare commençai à beugler, c’est sinistre à souhait ! Michel et Jeff semblaient très décontractés. Mon kayakiste, beaucoup moins.

 

La mer était à peine ridée mais animée d’inquiétants remous. Parfois c’était comme si un volcan liquide émergeait des profondeurs. Du coup, nous fûmes impitoyablement déviés. Mon propulseur s’épuisait à rectifier la route. On croisait souvent des paquets de laminaires emportés par le flot. Le phare continuait à beugler. Une bouée gémissait quelque part, histoire d’ajouter à l’ambiance. 

 

– Vous sentez la petite brise ? J’espère qu’elle va nous dégager cette boucaille.
– Compte-là dessus camarade, il va falloir que ça fraîchisse un peu plus. 

 

Michel et Jeff étaient manifestement plus rapides que nous. Félix peinait à suivre le rythme imposé par les deux lascars. 

 

– On ne va pas trop vite ? 

– Non, non, tout va bien. 

 

Pourquoi cette impression qu'ils se marraient en douce? 

 

– Tant mieux ! On ne va pas y passer la journée dans ce chenal, on accélère un peu. Toujours au 270 ! 

– Eh! les gars, vous avez vu ce qui nous arrive sur bâbord ? 

 

Dans la grisaille, on vit apparaître un gigantesque fantôme. Ce n’était qu’un voilier qui profitait de la montante pour embouquer le chenal du Four. Il naviguait au près, bâbord amure, dans un petit vent de noroît qui commençait à s’établir. 

  

Avais-je hérité d’un piètre pagayeur ou n'étais-je qu'un kayak de second choix ? Ou les deux ? J’opterais plus volontiers pour la première proposition mais j’eus comme un doute affreux. 

 

Un amas de roches surgit enfin de la brume. Un phoque y sommeillait sur le goémon et se laissa glisser à notre approche. Je le sentis passer sous ma carène. Puis il pointa la tête a quelques brasses.

 

– Ca donne envie de se fabriquer un kayak traditionnel, un vrai.
– Ce doit être beaucoup plus costaud que la toile, mais aussi plus dur à travailler. 

 

Ils plaisantaient ou quoi ? Avec ces bipèdes on ne sait jamais. 

 

– Une petite pause ? 

 

Pour mon propulseur, elle était la bienvenue, outre qu’il n’y voyait rien et qu’il avait vaguement la trouille, il devait pagayer comme un forcené pour maintenir le contact. Il put enfin éponger ce mélange de bruine et de sueur qui lui détrempait la tronche.

 

– Ça va Félix ? 

– Nickel. 

 

C’est bien ce mot, ce n’est pas trop fatigant à prononcer. 

 

– Le mieux c’est peut-être de faire le point. 

 

Nous nous mîmes à couple de part et d’autre de Michel qui consultait son instrument.

 

– Bon les gars, que je vous explique. Nous avons suivi cette route... Mais, qu’est-ce que c’est que ce binz ? 

– Il y a un problème?
– Le GPS déconne. Pourtant jusqu’ici il marchait au quart de poil!
– C’est sans doute la batterie ?
– Je l'ai chargée hier soir.
– Ça vient peut-être de l’humidité ?
– C’est étudié pour...
– Peut-être de l’utilisateur ? 

 

Michel lança à Jeff un regard assassin. 

 

– Je n’y comprends rien. Il est tout neuf. Le vendeur entendra de mes nouvelles!
– Il ne nous reste plus qu’à naviguer à l’ancienne.
– Je relève comme une pointe d’ironie. Bon, où sommes-nous exactement ? 

– On aimerait bien le savoir, c’est toi le guide.
– Minute. Je consulte la carte. Bon, en principe, si mon estime est juste, on ne devrait pas être bien loin du Courleau. Vous voyez quelque chose ?
– Il nous faudrait des lunettes spéciales.
– Ces roches doivent bien figurer sur la carte, comment s’appellent-elles ? 

 

 

–C’est vrai, ils auraient du y planter des panneaux indicateurs.
– Arrête un peu Jeff !
– D’ailleurs où sont-elles ?