Progrès décisifs (quoique)

 

– Je suis allé faire un tour sur Internet. Aujourd’hui nous aurons une houle intéressante, bien plus forte que l'autre jour. En plus, les coefficients de marée sont au top. Félix, je sens que ce soir tu auras fait des progrès décisifs. 

Ce matin, au moment de prendre la route, Jo a-t-il vraiment su trouver les mots qu'il faut pour rassurer mon futur surfeur? Je n'en suis pas si sûr. 

Ce bon Félix reprend quelques couleurs en observant les rouleaux qui déferlent paisiblement sur la petite plage où nous allons mettre à l'eau. Ils n'ont vraiment rien d'impressionnant. On est loin de ces fameux spots où s'éclatent à l'occasion ses cascadeurs.de copains. 

Mais Jo semble s'en tenir à son pronostic. 

– Ici on est abrité, on ne s'en rend pas bien compte. Mais regardez un peu vers le large. Miam, miam! Je sens qu'on va se régaler ! 

Passé la pointe, la houle est effectivement au rendez-vous. Plus haute, plus longue, mais aussi plus régulière que la semaine précédente Les vagues courent sans déferler, parallèlement à la côte. Comme l'autre jour, je sens ma pointe arrière se soulever et je pars immédiatement en survitesse. 

Cette fois-ci, Félix a bien vérifié le fonctionnement de ma dérive. La leçon de l'autre jour a porté ses fruits. Pour éviter toute mauvaise surprise, il a même descendu cet aileron un petit peu en avance. Je le sens vibrer sous la carène. Il remplit parfaitement son office. Nous glissons tout droit sur l'avant de la vague. Affranchi de l'obligation de rectifier le cap, mon propulseur propulse comme un forcené afin de s’y maintenir le plus longtemps possible. 

– Alors Félix? Ça te plait.
– C'est tout bon.
– Cette fois-ci ta dérive est opérationnelle ?
– Pas de problème, elle est à poste, je la sens vibrer dans la descente
– En ce cas, j'ai en réserve une petite friandise. Mais ce sera pour plus tard. 

La vague suivante est déjà là. Mon pagayeur a pris le coup. Dès que ma pointe arrière se soulève, il accélére de toutes ses forces au risque de briser sa pagaie. Ma moustache est de plus en plus somptueuse. Nous sommes cependant inexorablement largués. Mais sans être trop ridicules. Combien de temps dure cette course folle? Aucune idée. C’est tellement bon que nous avons perdu la notion du temps, mon kayakiste et moi. 

Lorsque nous sommes au sommet de la vague, nous pouvons apercevoir les copains qui devant se tirent la bourre. 

Lorsque nous redescendons, nous sommes seuls au monde, avec seulement une escadrille de fous de bassan qui plongent à tour de rôle. Perchés sur la crête de la suivante, nous avons une vue panoramique sur le train de houle. Avant de replonger dans le creux des vagues. Nous arrivons ainsi à proximité d'une autre pointe, qui tout à l'heure nous semblait lointaine. Les copains nous y attendent. 

– Alors Félix? Comment s'est passé cette petite mise en forme?
– Super. Jamais je ne suis allé aussi vite. Razkayou filait comme un avion. 

– Le meilleur est à venir. Derrière la pointe, il y a une embouchure et des bancs de sable. La mer descend; nous sommes en vives eaux et nous approchons de la mi-marée. Avec la houle il doit se former une petite barre tout à fait sympathique. On va se prendre un pied d'enfer. 

 

– Je connais ce spot, précisa Michel, il est assez réputé.

 

 

Nous sommes rapidement sur zone, comme disent certains bipèdes. Jo ne se trompait pas. Dans le prolongement de l'embouchure, là où le courant contrarie la houle, ça change tout de suite de musique. Les vagues sont beaucoup plus creuses, plus rapprochées, légèrement déferlantes. Un certain nombre kayakistes sont déjà sur les lieux. À chaque ondulation, ils se laissent emporter à fond la caisse, la moitié avant du kayak hors de l’eau. Il y en a même un qui fait la manip' en marche arrière. 

 

Il y a surtout des kayaks beaucoup plus petits que moi, avec une forme bizarre. Sans doute des bateaux de spécialistes. 

Les vagues ne déferlent que dans un secteur bien précis, dans le prolongement de l'embouchure, là où elles sont contrariées par le courant de la marée descendante. Sur les bords, à seulement quelques dizaines de mètres, la mer est tout à fait maniable. Après avoir bien fait les guignols dans la descente, les surfeurs en profitent pour remonter et s’offrir une nouvelle partie. Soulevés régulièrement par la houle, nous restons quelques instants en observation dans cette zone. 

– On y va? 

Jeff et Jo se lancent dans le manège avec des cris de peaux- rouges. Michel, attend un peu de les voir évoluer avant de s'élancer à son tour. Félix hésite. C’était nettement plus musclé que ce que nous avons vécu jusqu’ici. Ça ressemble au bouillon de la Pointe du Raz. Un vrai parcours du combattant. Après avoir réfléchi, mon pagayeur estime judicieux de prolonger sa réflexion. Courageux, incontestablement, mais pas téméraire. 

– Salut ! C’est la première fois que tu viens pagayer dans le coin ? 

 

Eh! Patron! J'ai comme l'impression qu'on vous cause.

 

 

Mon kayakiste se retourne discrètement. Un peu derrière nous, une pagayeuse nous regarde avec un sourire malicieux. Son kayak est très moche. Mais elle ne l'est pas du tout. Mais alors, pas du tout. Félix ouvre la bouche avec un air idiot. La pagayeuse insiste. 

– Hein ? C’est la première fois ?
– Heu... oui.
– C’est un chouette spot pour le surf, j’aime bien regarder le spectacle, mais je n’ose pas y aller. Mon bateau n’est pas terrible et surtout je n’ai pas le niveau. Et toi ? 

La prudence et le simple souci de la vérité doivent normalement dicter la réponse de mon pagayeur. 

Par exemple: 

– J’ai certes un excellent kayak mais, moi non plus, je ne suis pas au niveau. Je regarde évoluer mes copains. 

Au mépris de toute logique, il s’entend dire : 

– Justement, j’y allais. 

Il profite d’une relative accalmie pour se glisser dans le secteur des semi-déferlantes. Puis pagaye très lentement vers la plage, presque à l'arrêt. Une superbe ondulation arrive du large. Un petit coup d’ascenseur sur la pointe arrière et tout de suite nous accélérons. À présent, Félix avait pris le coup. 

Ma dérive abaissée, il pagaye comme un fou pour rester sur la pente. Surgi du diable vauvert, soulevant une gerbe d'écume, un jeune pagayeur nous passe devant. 

  

– Faut partir de plus loin ! lança-t-il au passage avec un sourire carnassier. 

A quelques encablures, la pagayeuse de tout à l’heure fait mine d'applaudir. Bien sûr que nous allons partir de plus loin. On va voir ce qu’on va voir ! Nous sortons de la zone agitée pour revenir au pic, comme disent les surfeurs. Jamais nous ne sommes allés aussi vite. Mon kayakiste appuye de toute ses forces sur la pagaie pour rester le plus longtemps possible sur la pente. 

Nous sommes au cœur d’une meute de cinglés qui foncent comme si leur vie en dépendait. Je glisse sur ma seule moitié arrière. Le temps, lui aussi, semble suspendu. L’ivresse à l'état pur ! 

Et soudain il y a un énorme trou. 

Je me retrouve à la verticale. Il y a une clameur et quelques quolibets. Après je ne comprends pas trop ce qui se passe. Mon bipède hurle de douleur. Ma coque itou. Il y a un grand remue ménage. 

Puis Félix disparait dans une bagnole blanche qui joue du gyrophare et qui fait pimpon.